Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) a plus de cinquante ans lorsque, exilé à Môtiers dans la Principauté de Neuchâtel, il s’initie à la botanique. Vive et sérieuse, cette passion scientifique l’accompagne pendant les quinze dernières années de sa vie, comme sa correspondance en témoigne abondamment. Ses lettres et manuscrits forment une œuvre botanique remarquablement diverse qui documente à la fois sa réflexion pédagogique et philosophique, ses lectures scientifiques et sa pratique de l’herborisation.
Au retour de la promenade d'herborisation, Rousseau sèche les plantes et compose des herbiers. Comme il le souligne lui-même dans Rousseau juge de Jean-Jacques, il réalise cette tâche avec un soin extrême et les herbiers qu’il prévoit d’offrir ou de vendre constituent de véritables œuvres. Il traite de cet art délicat dans une de ses Lettres sur la botanique et il revient dans les Rêveries du promeneur solitaire sur le pouvoir de son herbier personnel, capable de le transporter par l’imagination dans les campagnes où il a récolté chaque plante.
L’herbier est un objet frontière « par excellence » (Cook 2012, voir la bibliographie) qui se situe à l’intersection de différents mondes et au croisement de différents champs disciplinaires. Si Rousseau contribue par ses textes et par ses herbiers à diffuser la botanique auprès d’un large public d’amatrices et d’amateurs de sciences naturelles, il n’en pratique pas moins cette science avec rigueur. Ses herbiers révèlent l’ampleur de ses observations et de ses lectures. D’une part, Rousseau n’hésite pas à corriger les déterminations des botanistes chevronnés qui lui ont transmis des plantes. Loin de reculer devant des groupes réputés difficiles comme les poacées ou les mousses, il leur accorde une attention soutenue et acquiert une véritable expertise. D’autre part, à côté de la correspondance, les herbiers de Rousseau permettent de mesurer l’intégration du philosophe botaniste dans les milieux savants. Rassemblant de nombreux spécimens du jeune botaniste Joseph Dombey (1742-1794), un des premiers herbiers de Rousseau a malheureusement disparu. En revanche, nous connaissons en grande partie son dernier herbier. Celui-ci contient un nombre conséquent de spécimens que Rousseau a obtenus auprès de Jean-Baptiste-Christophe Fusée-Aublet (1723-1778), explorateur de la flore de la Guyane française. Les plantes concernées comptent des espèces tropicales tout juste découvertes par les Européens. De même, les spécimens que Rousseau envoie au botaniste lyonnais Marc-Antoine-Louis Claret de La Tourrette (1729-1793) témoignent de l’intensité des échanges scientifiques entre les deux hommes, notamment sur la flore de montagne.
L’herbier constitue encore un dispositif pédagogique chez Rousseau. Celui qui se présente volontiers comme un « écolier à barbe grise » se forme à la botanique dans la nature, dans les livres et dans les herbiers. Il recourt également aux herbiers pour enseigner la botanique à Madeleine-Catherine Delessert (1747-1816), destinataire des Lettres sur la botanique, et à sa fille Madeleine (1767-1838). Nous trouvons dans les collections de Rousseau des échantillons cueillis, montés et annotés par Madame Delessert en guise d’exercice de détermination des familles de plantes.