Deuxième collection la plus importante par son volume, l’herbier Jean-Jacques Rousseau de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel rassemble 1242 spécimens et plus de 4000 annotations. Par sa taille et la diversité de ses contenus, il constitue sans doute le témoignage matériel le plus riche et le plus complexe des pratiques botaniques de Rousseau à la fin de sa vie. Outre les spécimens attribuables à Rousseau et à quelques-uns de ses correspondants, il recèle un nombre conséquent de plantes issues des collections du botaniste français Jean-Baptiste-Christophe Fusée-Aublet.
La collection
Tels qu’ils sont arrivés à la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel (BPUN) en 1979, les spécimens de cette collection étaient contenus dans cinq boîtes vert foncé en carton, confectionnées au XIXe siècle et numérotées d’un à six (la quatrième boîte ayant disparu). Apparaissant sous chaque couvercle, l’indication « A Saa Girardin » suggère que l’herbier a été conservé, comme la plupart des collections subsistantes, par la famille de Girardin après la mort de Rousseau. Nous trouvons également des marques de propriété de la famille de Girardin dans les collections de l’Abbaye de Chaalis et du Musée Jean-Jacques Rousseau de Montmorency (pour les spécimens récoltés par Jean-Baptiste-Christophe Fusée-Aublet).
L’herbier de Neuchâtel se caractérise par son volume important, son absence de classement global et sa très grande diversité sur le plan matériel. Certains spécimens sont fixés sur l’un des 365 supports de papier (feuillets ou simples feuilles). Appartenant à un même genre ou à une même espèce, d’autres sont rassemblés en petites liasses. D’autres encore sont déposés en vrac entre les pages d’un feuillet.
Au sein de l’herbier, plusieurs sous-collections se distinguent. Rousseau a fixé avec soin, au moyen de languettes dorées, quarante-neuf spécimens sur des feuillets de dimensions similaires, ornés d’un filet simple ou double à l’encre rouge. Ces caractéristiques évoquent les herbiers que Rousseau a conçus dans la perspective de les vendre, ainsi que la collection du Musée Carnavalet. Par ailleurs, dans les première et sixième boîtes, cinq petits cahiers rassemblent des « Echantillons de plantes etrangeres et autres donnees par Mr. Aublet », indice matériel des relations botaniques encore mal documentées entre les deux hommes. Rangés dans la cinquième boîte, six spécimens fixés par des épingles sur deux feuillets ont été réalisés par Madeleine-Catherine Delessert en réponse aux Lettres sur la botanique que Rousseau lui envoie entre 1771 et 1774. Nous trouvons également dans les troisième et sixième boîtes cinq pochoirs en carton que Rousseau utilisait vraisemblablement pour tracer des cadres rouges autour de certains spécimens (voir aussi l'herbier du Musée Carnavalet). En outre, quelques éléments ultérieurs à la mort de Rousseau ont été intégrés dans l’herbier par ses possesseurs, notamment deux feuillets portant l’annotation « Girardin. 1901 ep. ».
Plus de 700 annotations apparaissent dans l’herbier, soit sur les papiers où sont fixées les plantes, soit sur des étiquettes volantes (certaines ayant été rassemblées et collées sur des feuilles). Ces annotations proviennent, en proportion décroissante, de Fusée-Aublet, Rousseau, Madeleine-Catherine Delessert et Marc-Antoine-Louis Claret de La Tourrette. Certaines de nos attributions doivent être considérées avec précaution, dans la mesure où les annotations sont trop courtes pour distinguer avec assurance les écritures. D’autres auteurs qui restent à identifier ont laissé des annotations dans cet herbier.
Les diverses annotations, l’absence de classement, les formats de papiers variés, les différents états de confection des parts d’herbiers laissent supposer que cette collection constituait non seulement une partie importante des spécimens conservés à Ermenonville après la mort de Rousseau, mais encore le reste de ce qui n’a pas été vendu ou donné par la famille de Girardin au XIXe siècle. Dans tous les cas, elle offre un aperçu de ce qu’on pourrait désigner comme l’herbier de travail de Rousseau, mêlant spécimens récoltés et spécimens reçus, témoignant du travail de détermination du philosophe, présentant des parts à différents stades de confection et révélant la présence massive de plantes issues de Fusée-Aublet dans le dernier herbier du philosophe. À l’égard des spécimens récoltés par Fusée-Aublet, l’étude comparative de l’herbier de la BPUN et de celui du Muséum national d’histoire naturelle (P-JJR) révèle des liens étroits entre les deux collections. Les spécimens de la BPUN forment probablement les restes d’un herbier de Fusée-Aublet dont une partie a été remontée avant d’arriver au Muséum et dont une autre partie, aujourd’hui conservée au Natural History Museum de Londres (BM), a été acquise par Joseph Banks (1743-1820) après la mort de Fusée-Aublet en 1778.
En 2021, la collection a subi un reconditionnement léger à l’occasion de sa numérisation, dans la perspective de la protéger et de séparer les spécimens en vrac pour les étudier et les photographier. Contenants, papiers et plantes sont désormais conservés dans quarante-neuf boîtes réalisées sur mesure, ce qui représente quatre mètres linéaires au total (contre 0,45 mètre linéaire avant le reconditionnement). À cette occasion, chaque élément a reçu une cote permettant de connaître le numéro de la boîte et de la chemise d’origine.
Histoire
L’origine de l’herbier de Neuchâtel demeure incertaine et nous connaissons mal ses propriétaires du XVIIIe siècle au XXe siècle, sans doute parce que cette collection est longtemps restée en possession de la famille de Girardin. Composée à Ermenonville par Rousseau, une collection de « six Cahiers de plantes, chacun de l’épaisseur d’un volume in-4o. ordinaire » est mentionnée dès 1789 par Pierre Prevost dans le Journal de Genève (28 février, p. 30), description trop lapidaire pour affirmer qu’il s’agit du futur herbier de la BPUN. Nous ne connaissons aucun autre document qui évoque cette collection avant 1890, date à laquelle le marquis Stanislas-Charles de Girardin (1828-1910) écrit au Muséum de Paris pour expertiser un herbier de Rousseau comprenant « six cartons » (Matthey 1980, p. 39) d’une dimension presque identique aux boîtes que nous connaissons aujourd’hui. Quelques années plus tard, en 1894, Ulric Richard-Desaix évoque à son tour un herbier de Rousseau qui pourrait correspondre à la future collection neuchâteloise. Il se souvient avoir vu, une trentaine d’années auparavant, « un gros recueil grand in-4o » (L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 20 décembre 1894, col. 644), herbier que lui avait montré sa tante Marie-Alexandrine de Girardin (1830-1887), arrière-petite-fille de René-Louis de Girardin, hôte de Rousseau.
L’herbier est entre les mains des Girardin au début du XXe siècle, comme l’atteste l’annotation de 1901 mentionnée plus haut. Grand connaisseur de Rousseau, Hippolyte Buffenoir (1847-1928) l’a manifestement consulté chez Stanislas-Charles de Girardin avant 1909, date à laquelle il le présente dans un ouvrage comme le « dernier herbier de J.-J. Rousseau » (Buffenoir 1909, p. 453). Il mentionne les six cartons et indique le nombre de feuillets et de plantes que contiennent certains d’entre eux. Ces chiffres ne reflètent plus l’herbier de la BPUN dans son état actuel. Buffenoir dénombre trente-et-un feuillets dans la première boîte, alors que nous en recensons désormais cinquante-huit. Il en compte quatre-vingt-huit dans la boîte trois, contre cinquante-huit aujourd’hui. S’il s’agit du même herbier, comme nous pouvons le supposer, nous devons admettre que les boîtes ont subi d’importants remaniements dans le courant du XXe siècle. Quoi qu’il en soit, l’herbier disparaît de nouveau après 1909. En 1963, la rumeur court qu’un « herbier important » (Hoquette 1963, p. 18) de Rousseau se trouverait chez un collectionneur londonien et, le 20 novembre 1979, c’est également à Londres, chez Sotheby, que la BPUN remporte l’enchère de l’herbier.
Botanique
Avec 1242 spécimens (doublons compris), l’herbier de la BPUN est la deuxième plus grande collection après l’herbier P-JJR du Muséum national d’histoire naturel de Paris. Il comporte essentiellement des plantes à fleurs (Angiospermes : 1069 spécimens) et des mousses (Bryophytes : 128 spécimens). Les autres groupes de végétaux sont peu représentés : Gymnospermes (3), fougères et plantes alliées (12), algues (6), lichens (20), champignons (4).
Parmi les Angiospermes les mieux représentées, nous trouvons la famille des Poaceae (48 genres, 137 spécimens), des Asteraceae (28 genres, 70 spécimens), des Fabaceae (18 genres, 51 spécimens), des Lamiaceae (18 genres, 51 spécimens), des Apiaceae (21 genres, 50 spécimens), des Boraginaceae (18 genres, 48 spécimens) et des Plantaginaceae (10 genres, 41 spécimens).
Les Bryophytes comptent 35 genres répartis en 25 familles différentes. Les familles les mieux représentées sont les Brachytheciaceae (34 spécimens), les Pottiaceae (15 spécimens), les Hypnaceae (15 spécimens), les Frullanicaceae (14 spécimens) et les Polytrichaceae (13 spécimens).
La plupart des plantes sont des espèces d’Europe de l’Ouest, mais certains spécimens proviennent de Guyane française, de Saint-Domingue (République Dominicaine), de l’Île de France (Île Maurice) ou encore d’Amérique du Nord.
L’herbier ne présente a priori pas de classement particulier et s’avère être très hétéroclite du point de vue taxonomique, géographique et matériel. Certains groupes pourtant communs comme les Laiches (genre Carex de la famille des Cyperaceae) ou les Joncs (genre Juncus de la famille des Juncaceae) sont peu présents. L’absence quasi systématique d’information concernant les dates et lieux de récoltes ne rend pas évidente l’analyse de cet herbier. Cependant, les données matérielles révèlent que les échantillons peuvent être répartis en six grands ensembles différents comprenant des sous-catégories. Premièrement, les spécimens attribuables à Fusée-Aublet forment un ensemble qui regroupe les cahiers déjà mentionnés, des bouquets de graminées, des fragments d’un herbier du botaniste français qui a subi des corrections ou dont les supports de papier ont été découpés pour récupérer les spécimens collés, des fragments d’un ancien herbier dont les plantes ont été ôtées pour réemployer les papiers, des remontages et d’autres éléments disparates. Deuxièmement, Fusée-Aublet mis à part, un ensemble de spécimens forme une collection attribuable à Rousseau et à d’autres de ses correspondants botaniques. Nous y trouvons les planches montées par Rousseau et les spécimens envoyés par Madame Delessert, ainsi que des spécimens issus de Claret de La Tourrette, des remontages et d’autres éléments disparates. Troisièmement, un ensemble réunit ce qu’on pourrait désigner comme les foins, à savoir les spécimens en vrac qui sont notamment conservés dans des papiers recyclés. Quatrièmement, chaque boîte contient des reliquats de spécimens qui se sont échappés des feuillets au fil des siècles. Cinquièmement, certains remontages ne peuvent être attribués avec certitude à Rousseau ou à Fusée-Aublet. Sixièmement, un lot d’autres parts d’herbiers dont l’origine reste incertaine n’entre dans aucune des catégories précédentes.
Numérisation et données
L’herbier de la BPUN a été numérisé en haute définition aux Conservatoire et Jardin botaniques de la Ville de Genève. Réalisée en janvier 2021, une première campagne de numérisation a permis de photographier l’intégralité des spécimens dans leur état d’origine. En janvier 2022, après restauration légère à la BPUN, une seconde campagne ciblait l’ensemble des spécimens reconditionnés. Le présent site web réunit les numérisations des deux campagnes, si bien que de nombreux spécimens sont représentés par plusieurs photographies, notamment ceux qui étaient conservés en vrac et que nous avons séparés.
Toutes les données relatives aux contenants, supports, spécimens et annotations ont été saisies.