L'unique planche d'herbier de Rousseau conservée à la Bibliothèque de Genève est une composition : des fragments de différentes plantes ont été assemblés pour former une chimère végétale. Provenant de la famille de Girardin, cet étrange document trouve sa place dans l'album de souvenirs de Georges Streckeisen-Moultou.
La collection
Le curieux spécimen est composé de neuf morceaux de plantes dont un brin de carotte et un fragment de rose (voir ci-dessous, la section « Botanique »). Ces différents fragments proviennent très certainement de Rousseau, mais la composition doit être attribuée à la famille de Girardin qui conserve l'herbier du philosophe après sa mort en 1778. Nous trouvons d'autres compositions apocryphes dans la collection du Musée Jacquemart-André à Fontaine-Chaalis et à la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras.
Le papier sur lequel les fragments sont fixés par des points de couture porte l'écriture de Rousseau. Outre le binôme linnéen, Rousseau indique les numéros de la classe et de l'ordre de la Nigella arvensis dans le système de classification de Linné. Cette pratique évoque des planches d'herbier préparées par Rousseau et conservées au Musée Carnavalet (exemple) et à la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel (exemple), ce qui permet de supposer que la feuille de papier de Genève et ces deux autres collections participaient d'un même ensemble en 1778. Nous trouvons d'ailleurs un spécimen de Nigella arvensis dans l'herbier de Neuchâtel qui, mêlé à d'autres plantes, était peut-être destiné à prendre place sur le papier de la Bibliothèque de Genève.
La feuille d'herbier est collée sur le folio 19 de l'album de souvenirs de Georges Streckeisen-Moultou (voir ci-dessous) qui comprend de nombreuses oeuvres, notamment des estampes et des dessins. Sur la même page, nous trouvons un spécimen de tilleul supposément planté par Rousseau sur la terrasse du Mont-Louis, à Montmorency, et prélevé par Streckeisen-Moultou en 1862. D'autres oeuvres côtoient ces fragments de plantes : des dessins de « Bi[n]et », « Agasse » et « C. Mannoir », une estampe dessinée par « Ch[arles] Eisen » et gravée par « [Jean] Massard », et des portraits en silhouette de Gessner et de Lavater. Elle aussi collée sur la page de l'album, une enveloppe contenait une carte à jouer comportant des notes autographes de Rousseau.
Histoire
Georges Streckeisen-Moultou (1834-1871) est l'arrière-petit-fils de Paul-Claude Moultou (1731-1787), ami de Rousseau et légataire d'une partie de ses papiers. Cependant, Georges n'hérite pas de la feuille d'herbier de ses aïeux. Comme il le note lui-même dans son album, il reçoit le document d'une marquise de Girardin à Paris, en 1862. Cette marquise est vraisemblablement Athénaïs-Laure-Pauline Gaudin de Gaëte (1809-1871), épouse du marquis Ernest-Stanislas de Girardin (1801-1874), lui-même petit-fils de René-Louis de Girardin (1735-1808) qui est le dernier hôte de Rousseau à Ermenonville. Ernest-Stanislas avait déjà offert un spécimen de Rousseau à son ami Jean Lavallée (1805-1879), spécimen acquis récemment par le Musée Jacquemart-André à Fontaine-Chaalis.
Ainsi, la feuille de Genève reste de 1778 à 1862 dans la famille de Girardin qui y fixe les neuf fragments de plantes avant de l'offrir à Streckeisen-Moultou. En 1862, celui-ci est probablement en train de mener un pèlerinage rousseauiste aux alentours de Paris, puisqu'il se rend la même année à Montmorency, dans l'ancienne demeure de Rousseau, et qu'il en rapporte une feuille de tilleul.
L'album de Streckeisen-Moultou appartient au XXe siècle au bibliophile genevois Pierre Favre (1897-1986) qui le lègue en 1974 à la Bibliothèque de Genève. Le volume est alors conservé au dépôt de La Grange. Peu avant 2012, Takuya Kobayashi découvre le curieux spécimen de Rousseau dans le cadre de la préparation de son édition des Écrits botaniques de Rousseau. Il le mentionne dans sa thèse de doctorat (2012, p. 193, n. 1), estimant qu'il appartenait jadis à la collection du Musée Carnavalet.
Botanique
Les neuf espèces qui composent cette chimère appartiennent à différentes familles : Davallia canariensis (fougère de la famille des Cytinacées), Daucus carota (Apiacées), Heliotropium europaeum (Boraginacées), Herniaria glabra et Moehringia muscosa (Caryophyllacées), Raphanus raphanistrum (Brassicacées), Rosa sp. (Rosacées) et Ruta graveolens (Rutacées). Le dernier spécimen est trop partiel pour être identifié. La fougère Davallia canariensis, appelée également fougère patte de lapin, est une espèce épiphyte vivace originaire des Canaries, du nord-ouest de l’Afrique et du sud-ouest de l’Europe utilisée comme plante ornementale. Elle est également présente dans l’herbier de Zurich où Rousseau la nomme « Fougère de Portugal » et dans l’herbier de Neuchâtel sous forme de fragment de fronde. De la même manière, l’Herniaire glabre (Herniaria glabra), une petite Caryophyllacée relativement commune dans presque toute l’Europe, est présente également dans les herbiers de Neuchâtel, de Montmorency et du Muséum national d'histoire naturelle de Paris.
Numérisation et données
La page de l'album a été numérisée en 2022 par la Bibliothèque de Genève. La notice du manuscrit est consultable à cette adresse : https://archives.bge-geneve.ch/ark:/17786/vta3af65bbd469ae0f5 (28 novembre 2023).
Nous avons saisi toutes les données relatives au contenant, au support, aux spécimens et aux annotations.