Achevé vers 1778, l’herbier in-quarto du Musée botanique de Berlin n’est plus qu’un souvenir : il a disparu pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous disposons toutefois d’informations précises sur cette collection, riche en annotations, grâce à Albert Jansen qui l’a décrite en 1885. Rassemblant plusieurs centaines de spécimens européens ou tropicaux, l’herbier in-quarto formait un ensemble homogène sur le plan matériel qui incluait probablement des spécimens issus des collections de Jean-Baptiste-Christophe Fusée-Aublet.
La collection
Parmi les sources qui décrivent l’herbier disparu du Musée botanique de Berlin (Botanisches Museum Berlin), l’ouvrage Jean-Jacques Rousseau als Botaniker d’Albert Jansen, publié en 1885, reste la plus complète. Selon Jansen (p. 256), l’herbier compte en 1885 dix volumes ou dossiers au lieu de onze, le troisième ayant disparu. L’ensemble est conservé dans un petit meuble étroit, fabriqué sur mesure quelques années auparavant. Sur ce meuble, des inscriptions comprennent la devise de Rousseau « Vitam impendere vero » et le titre de trois de ses ouvrages : Émile, Héloïse et Contrat social (Urban 1916, p. 417). Nous disposons de deux images de ce petit meuble. La première, affichée ici, présente l’herbier tel qu’il était exposé au Musée botanique (Potonié 1882, p. 19). La seconde, un peu ultérieure, montre le meuble de plus près (Cohn 1896, p. 185). L’herbier est conservé dans un compartiment du meuble. Selon Jansen (1885, p. 277 n.), les volumes in-quarto sont protégés par du cuir de porc. Une annotation indique le nom des première et dernière plantes contenues dans le volume, ainsi que la ou les classes linnéennes correspondantes. Comme l’herbier du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, celui de Berlin est donc organisé d’après le système de Linné et commence logiquement par les classes Monandria et les Diandria (premier volume). Viennent ensuite les classes Triandria (deuxième volume), Tetrandria (troisième volume), et ainsi de suite. À l’intérieur des volumes, les plantes sont protégées par une feuille de papier pliée en deux. Elles sont fixées à l’aide de bandelettes de papier doré (Urban 1881, p. 157), comme dans d’autres collections de Rousseau (voir notamment les herbiers de Zurich et de Montmorency).
Dans le tiroir du haut du petit meuble, Jansen (1885, p. 256-257) signale plusieurs cahiers manuscrits. Ces cahiers incluent un catalogue des plantes de l’herbier de Rousseau en 1770, faisant probablement référence au « Grand herbier » in-folio, aujourd’hui disparu, que Rousseau avait reçu de Joseph Dombey (1742-1794) et qu’il avait complété avant de le vendre à Daniel Malthus (1730-1800) en 1775. À la fin du catalogue, Jansen trouve des notes relatives aux caractères de botanique imaginés par Rousseau et une liste de plantes datée de 1773. Toujours selon Jansen, un deuxième cahier contient la mise au net des caractères de botanique et un document intitulé « Fragment d’Herbier 1778 », cette fois relatif au futur herbier de Berlin. Le catalogue de cet herbier est l’objet d’un troisième cahier qui n’est toutefois pas de la main de Rousseau (Eichler, Cohn 1887). Enfin, dans un volume cartonné, un quatrième document contient le catalogue des plantes d’un herbier que Rousseau aurait offert à Sophie de Girardin (1763-1845), fille aînée de son dernier hôte le marquis René-Louis de Girardin (1735-1808) à Ermenonville. Un témoin plus tardif (Urban 1916, p. 417) découvre également des extraits d’un ouvrage du botaniste John Ray (1627-1805) transcrits par Rousseau.
De nombreuses annotations issues de l’herbier ont été reproduites par Jansen (1885, p. 277-292) qui s’appuie peut-être aussi sur le catalogue, dans la mesure où ses transcriptions incluent le troisième volume de l’herbier censé avoir disparu. Nous recensons grâce à lui 187 spécimens, mais Jansen n’a retenu que les annotations les plus substantielles : le nombre d’échantillons était donc supérieur. Faute d’avoir accès au document original, il est très difficile de savoir qui sont les récolteurs des spécimens et les auteurs des annotations. Parmi d’autres indices, l’importance des descriptions latines laisse présumer que ces annotations ne sont pas toutes de Rousseau. Au moins une partie de la collection doit provenir de Jean-Baptiste-Christophe Fusée-Aublet (1723-1778) (voir ci-dessous, section « Botanique »). Aux annotations latines de Fusée-Aublet (et/ou d’autres récolteurs), Rousseau répond en français par des remarques qui apportent des compléments d’information ou des corrections sur les déterminations. À ce titre, l’herbier de Berlin mérite donc d’être mis en relation, non seulement avec la collection de Neuchâtel, mais avec celle du Muséum de Paris. Takuya Kobayashi discute l’attribution des annotations de l’herbier de Berlin dans son édition des Écrits botaniques de Rousseau (2012, p. 228).
Notons enfin que les annotations contiennent parfois des informations sur les lieux où les plantes ont été cueillies ou observées par Rousseau, fait rare dans ses herbiers.
Histoire
L’herbier de Berlin forme-t-il, comme le pensent la plupart des spécialistes de Rousseau depuis le XIXe siècle, le « Petit herbier » que Rousseau mentionne dans sa correspondance dès 1767 (CC 6173) ? Il n’est pas impossible que ce petit herbier in-quarto constitue la base de la collection, mais la date du catalogue manuscrit (1778) et la présence de plantes tropicales probablement issues de Fusée-Aublet permettent d’en douter.
Comme le souligne Kobayashi (2012, p. 223-229), le futur herbier de Berlin fait partie des collections que Rousseau laisse à Ermenonville, chez les Girardin, lorsqu’il meurt en 1778. La façon dont ce lot de plantes parvient au Musée botanique de Berlin est relativement obscure et elle a suscité des récits contradictoires (cf. Matthey 1980 et Schneebeli-Graf 2003). Une hypothèse pour le moins vraisemblable remonte à l’année 1898, date d’un article de la baronne Marie-Anne-Beatrix de Baye (1859-1928), née Oppenheim, épouse de Joseph Berthelot de Baye (1853-1931), lui-même arrière-petit-fils de Sophie de Girardin. Héritière de l’herbier, celle-ci l’aurait offert à Frédéric-Guillaume III de Prusse (1770-1840) qui lui aurait envoyé une lettre de remerciement le 27 mai 1825 (Baye 1898, p. 135-136). Le roi aurait ensuite légué la collection au Musée botanique de Berlin, peut-être en 1829, date à laquelle l'institution acquiert plusieurs ouvrages ayant appartenu à Rousseau (Urban 1916, p. 417-418).
Peu après l’ouvrage de Jansen (1885), un témoin estime que l’herbier compte des plantes d’Ermenonville, du Jardin des plantes de Paris et des Alpes (Eichler, Cohn 1887). En 1916, dans son histoire du Musée botanique de Berlin, Ignaz Urban (1916, p. 234) précise que l’herbier de Rousseau est conservé dans une antichambre de la partie du musée consacrée aux mousses. Il estime à son tour que l’herbier contient des plantes d’Ermenonville, mais aussi des doubles du « Grand herbier » vendu à Malthus.
Le 1er mai 1943, vers 9h40, le bombardement de Dahlem touche le Musée botanique de Berlin. L’incendie dévaste une grande partie des collections. Toutefois, il épargne l’aile consacrée aux mousses (Pilger 1947, p. 3-4). Si l’herbier de Rousseau s’y trouvait encore, il aurait pu être sauvé, mais les plantes et les manuscrits sont présumés détruits depuis cette date.
Botanique
L'ouvrage de Jansen rend compte de 187 spécimens répartis dans 11 contenants différents, mais cet herbier devait rassembler bien plus d’échantillons. Son classement suit la classification de Linné et les annotations sur les boîtes (telles que Jansen les a retranscrites) indiquent systématiquement la première et la dernière espèces rangées à l’intérieur. Sur les 187 spécimens, seul quatre ne sont pas des plantes à fleurs (Angiospermes) : il s’agit de deux fougères, d’une prêle et d’un lichen. Parmi les Angiospermes se trouvent quelques séries d’espèces : ainsi, nous comptons neuf espèces différentes du genre Veronica (les Véroniques), quatre du genre Olea (les Oliviers) et du genre Poa (les Pâturins) ou encore trois espèces de Scutellaria (les Scutellaires). Certaines identifications renvoient à des noms ambigus, vraisemblablement utilisés au Jardin du Roi à Paris, pour lesquels Rousseau propose généralement un nom linnéen valide.
Selon les retranscriptions de Jansen, on comprend que plusieurs spécimens ont été récoltés par Fusée-Aublet lors de ses voyages. Difficile d’imaginer, par exemple, que le spécimen de « Panicum sylvaticum » du deuxième volume, qui porte l’indication « Ex Insula Franciae », ne provient pas de Fusée-Aublet comme le « panicum indicum / minimum / insula franciae » de l’herbier de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel. Autre exemple, le « Poa ciliaris » (maintenant Eragrostis ciliaris) se trouve également dans l’herbier de Neuchâtel dans un des bouquets de Graminées de Fusée-Aublet avec l’annotation « poa ciliaris St domingue / cayenne ». Certains échantillons ont pu être récoltés par Antoine Gouan (1733-1821) et par Jean-Étienne Guettard (1715-1786) même s’il est assez difficile de le certifier à partir de simples retranscriptions. Par ailleurs, plusieurs spécimens comportant l’abréviation « H. R. P. » proviennent manifestement du Jardin du roi. Il est difficile d’affirmer avec certitude que des spécimens ont été récoltés par Rousseau lui-même, même si certains lieux indiqués dans les annotations comptent parmi les destinations familières de ses promenades d'herborisation.
Numérisation et données
Nous n’avons trouvé aucune photographie de l’herbier du Musée botanique de Berlin qui aurait été prise avant le bombardement de 1943. Quant aux annotations, nous les transcrivons d’après Jansen (1885). Guy Ducourthial a reproduit les pages concernées de Jansen dans son ouvrage sur La botanique selon Jean-Jacques Rousseau (2009, p. 400-415) et Kobayashi a transcrit ces annotations dans son édition (2012, p. 242-253), omettant celles qu’il estimait ne pas être de Rousseau.
Nous avons saisi toutes les données disponibles, relatives aux contenants, supports, spécimens et annotations, sans toutefois être en mesure de redéterminer les espèces. Faute de pouvoir consulter l’herbier, nous n’attribuons à personne les annotations latines, même si la plupart d’entre elles proviennent sans doute de Fusée-Aublet. En revanche, nous proposons d’attribuer à Rousseau la plupart des annotations françaises, attribution qu’il est impossible de vérifier et qu’il faut donc considérer avec prudence.